Sujet : Venant après Baudelaire qui définissait le poète comme celui qui établit des « correspondances » entre différents univers, Rimbaud écrivait que le poète doit se faire « voyant ». Si l’on considère que ces deux visions du poète aboutissent à l’idée qu’il est un « déchiffreur » du réel, comment Eluard vous semble-t-il lui aussi proposer un regard sur le monde et les hommes qui dépasse les apparences ?
Le poète doit être voyant disait Rimbaud. Le poète établit des correspondances entre les univers scandait Baudelaire. La poésie a pour vocation de révéler ce qui est invisible, indicible, implicite. Considérer le poète comme l’Unique à pouvoir déceler ses différents univers poétiques le met dans une fâcheuse posture puisque son but premier est de communiquer à autrui sa vision. Le poète est aussi celui qui sort des sentiers battus, qui va, par son talent et son originalité, faire du peu beaucoup : « vous m’avez donné de la boue et j’en ai fait de l’or » (Baudelaire, seconde préface des Fleurs du mal). La poésie du quotidien n’existe pas, dans ce que l’on nomme poésie du quotidien, il y a toujours quelque chose, une vision qui dénote une originalité. Francis Ponge le sait mieux que quiconque, en témoigne son poème « le pain » : « la surface du pain est merveilleuse ». C’est là que se trouve le vrai travail du poète, l’originalité dans le vu et le revu, le texte qui ne lasse pas malgré la pluralité. Oscar Wilde dans « le disciple » revisite le mythe de Narcisse en ces termes : Lorsque Narcisse mourut, les Ondines vinrent se baigner dans le lac. Elles se rendirent compte que celui-ci pleurait. Elles lui demandèrent quelle était la raison de ces larmes et celui-ci leur répondit : « parce que Narcisse est mort ». Alors les Ondines sautèrent à la conclusion que le lac était désolé d’un tel gâchis car Narcisse était beau. Ce qu’elles ne soupçonnaient pas, c’était que la vraie raison des larmes du lac venait non pas du fait que Narcisse était mort, seulement à chaque fois qu’il se penchait sur la surface aqueuse, le lac pouvait contempler son propre reflet dans le fond de ses yeux et ainsi, il pouvait admirer sa propre beauté. Quel est donc le rapport qu’entretien Eluard avec la notion de poète, car c’est bien de cela qu’il s’agit. Selon qu’il est voyant, surhomme, humain, sa position change drastiquement vis-à-vis de l’art poétique. Dante considérait Virgile comme « le poète roi, le trésor de Rome » (El Inferno canto 2), le poète est mystifié quelle que soit l’époque, pourtant, Eluard tranche nettement avec cette interprétation du métier en banalisant la personne du poète pour permettre une identification plus facile. En effet, il est plus facile de se comparer à Eluard en tant qu’homme qu’à Baudelaire en tant que poète.
Tout comme Denis Diderot qui, dans ses pensées sur l’interprétation de la nature disait que son observation était le premier principe de force créatrice, Baudelaire lui, en parle comme « de vivants piliers qui laissent sortir de confuses paroles ». Le travail du poète est-il alors dans l’interprétation ou bien dans la création d’une réalité propre à la dimension poétique ? Toujours selon Baudelaire, la nature est le palier basique de l’interprétation poétique ; Il compare de ce fait le poète à un albatros : « le poète est semblable au prince des nuées, qui hante la tempête et se rit de l’archer, exilé sur le sol au milieu des nuées, ses ailes de géant l’empêchent de marcher » (les Fleurs du mal, L’Albatros). Si Rimbaud dit du poète qu’il se doit d’être voyant, lucide, alors Baudelaire le place lui en tant qu’extralucide, comme un surhomme dont l’interprétation textuelle ferait force de loi dans le monde du « poiêsis ». Eluard ne met pas le poète en position de supériorité sur l’homme. Il place des messages codés qui sont libres d’interprétation, qui sont libres de droit en ce sens qu’ils reflètent des aspects très humains et quotidiens sous couvert d’un surréalisme presque contingent à l’œuvre. Dans l’idée, le symbolisme de Baudelaire fait penser au surréalisme dans ce rapprochement très intime que tous deux entretiennent avec le rêve. Cependant, la différence fondamentale vient de la force de ce rapprochement. En effet, si Eluard, en tant que surréaliste a pour horizon un équilibre entre le rêve et le quotidien, Baudelaire s’enfonce dans l’onirisme jusqu’à l’écœurement grammatical : « et de longs corbillards sans tambours ni musique défilent lentement dans mon âme, l’Espoir pleure et l’Angoisse atroce, despotique, sur mon crâne incliné plante son drapeau noir » (Spleen IV, quand le ciel bas et lourd). Les correspondances sont similaires à la doctrine du surréalisme poétique d’Apollinaire : « un mouchoir qui tombe peut être pour le poète le levier qui lui permettra de soulever tout un univers. » mais s’en détache justement par cette opposition entre le rêve et la réalité propre au surréalisme. Le poète pour Baudelaire n’est pas nécessairement un voyant qui, plus que de comprendre les univers poétiques en est le démiurge, le créateur tout puissant. Le poète peut voir toutes les dimensions interprétatives de l’art poétique pensait Baudelaire. Pourtant, ce qui ressort le plus dans les mains libres, c’est ce rapport qu’Eluard entretient avec l’humanité. On pourrait qualifier ce style de nouvel humanisme. En effet, si des écrivains comme Rabelais faisaient de l’Homme le centre de l’univers en tentant de le changer pour qu’il exploite son plein potentiel, Eluard, à la manière de Montaigne qui se peint en tant qu’homme et non en tant que « grammairien ou poète » (Les Essais, Du repentir) peint l’homme tel qu’il est sans vouloir le changer mais uniquement le comprendre. Les thèmes abordés sont d’ailleurs plus concupiscents que spirituels : Le désir, la colère, la solitude etc, qui sont proches de l’animalité de l’Homme et qui lui sont intrinsèquement liés.
La profondeur des textes d’Eluard vient justement certainement de cette animalité. Ce qui caractérise l’Homme, pour tout philosophe, c’est sa conscience du monde, sa conscience d’être, sa conscience d’exister, « cogito ergo sum » (René Descartes). Un poète qui écrit sur l’Homme doit donc selon toute logique écrire sur ce que lui apporte sa conscience. Eluard ne fait pas cela, à l’inverse de Baudelaire (notamment dans Spleen et Idéal) et préfère à la superficialité de l’ontologie un essai plus ontique. En faisant cela, il permet au lecteur de porter un regard nouveau sur ce qu’il connait déjà. Si Baudelaire cherchait des dimensions poétiques lointaines, alors Eluard a comme avantage premier de pouvoir le partager, et surtout d’ouvrir l’esprit du lecteur au monde qu’il croit connaître et que finalement, par le texte arrive enfin à découvrir. Spinoza disait : Voir le Soleil comme un disque jaune dans le ciel nous en apprend plus sur nous-mêmes que sur le Soleil lui-même. Tandis que Baudelaire tente de décrire le Soleil, Eluard permet au lecteur de se comprendre avant de tenter de comprendre le monde. Ses textes s’apparentent à la maïeutique de Socrate qui fait accoucher les esprits mais aussi au mythe de la caverne de Platon qui se veut nous faire découvrir le véritable soleil en nous détournant des ombres d’un feu piégeur. Les différences sont nettes notamment dans la description des corps. On pense bien sûr à une charogne chez Baudelaire ou bien à la Vénus Anadyomène chez Rimbaud l’un à « les jambes écartées comme une femme lubrique » et l’autre est « belle hideusement d’un ulcère à l’anus ». L’un et l’autre manifestent un profond dégoût pour les corps terrestres et se tournent vers la sublimation de l’intouchable. Eluard, tend à faire une mélodie des corps « elle forge son métier avec des métaux indolents » (J) et veut faire de la vie une symphonie des sens. Baudelaire voulait faire de la poésie une synesthésie tournée vers la pensée, Eluard fait de même avec la chair.
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu'importe ?
Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau.
Baudelaire, Le voyage
Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant.
Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Rimbaud, lettre du voyant
Le désir d’analyse l’emporte sur les sentiments
André Breton, manifeste du surréalisme
En conclusion, Baudelaire cherche le nouveau pour affirmer une réalité connue de tous mais voilée par l’obscurantisme intellectuel de la société. Rimbaud attend de l’Homme qu’il s’immerge et se fasse engloutir par ses sens, il prône une forme d’écriture non pas automatique mais transcendantale. Par cela, il compte atteindre l’absolu de la pensée et de l’esthétique poétique. Eluard veut, par son travail commun avec Man Ray faire disparaître l’artifice de la pensée humaine, la décortiquer pour qu’elle paraisse simple, qu’elle soit comprise de tous et qu’elle s’adresse au plus grand nombre. La vérité toute nue est son but premier et pour l’atteindre, il évite de se disperser, il garde un œil sur lui-même avant de le porter sur l’horizon que les poète finissent fatalement par tous rechercher : L’art poétique absolu dénué de phrases, ne laissant que l’émotion et signant la fin de la poésie.