J'ai toujours affectionné les promenades nocturnes.
Du haut de mes huit ans, je travaille comme un certain nombre de mes semblables à la Mine Vermeille depuis trois ans. Cela n’a pas été toujours facile, mais nos aînés s’occupent bien de nous. Dans ce genre de travail, il faut se serrer les coudes.
Dans notre Cité Vermeille, les enfants, à l’âge de cinq ans ont deux choix. Ils peuvent choisir de mener des études dans la filière qui les intéresse (mage, forgeron, marchand…), ou de travailler directement à la mine. D’une façon générale, les enfants qui travaillent à la mine sont issus de familles pauvres, qui n’ont pas les moyens d’attendre que leurs enfants aient fini leurs études pour amasser de l’argent, sinon, ils aiment simplement ça ou alors aucun des autres travaux ne les inspirait. Moi, j'étais orpheline et vouée à l'échec.
Nous sommes très peu de filles dans la mine, il n’y a que moi et six autres d’âges variés. Et seulement trois parmi les adultes.
Les adultes veillent tous sur nous, surtout les femmes qui sont là depuis leurs cinq ans, elles aussi.On n’acquiert pas la même maturité en travaillant dans la Mine qu’en faisant des études, on apprend à être plus vigilant. On ne peut pas affirmer qu’il règne dans la mine une ambiance de fraternité et d’amour, surtout depuis quelque temps.
Les mondes souterrains qui serpentent sous la ville restent assez hostiles, même si l’on n’y trouve aucune créature dangereuse. Il ne faut pas accorder sa confiance aussi facilement qu’à la surface. Sous terre, on acquiert une maturité qu'on ne peut pas avoir en faisant des études. Depuis quelques années, bien avant mon arrivée dans la mine, les tensions se font de plus en plus ressentir. Certains ouvriers payent des chasseurs de têtes et des espions quand ils veulent se débarrasser de quelqu’un et comme ces procédés sont les plus fiables et les plus discrets, ils ne sont presque jamais pris. J’ai toujours fait profil bas depuis mon arrivée, personne ne s’est encore jamais pris aux enfants de la mine, mais deux précautions valent mieux qu’une, on ne sait jamais. La Cité Vermeille n’est plus sûre depuis la chute de sa reine, Vinéis. Personne ne sait exactement ce qu’il s’est passé, mais d’après les rumeurs, elle aurait été détrônée par ses conseillers proches qui la considéraient inapte à gouverner plus longtemps. Vinéis n’était pas quelqu’un qui aimait divaguer pendant des heures à propos de ses problèmes personnels avec les gouvernants des autres pays, mais l’un de ses conseillers avait laissé entendre qu’il s’était passé quelque chose de grave avec le roi des elfes, Half, d’une contrée lointaine dont on n’entendait pas souvent parler. Cela n’intéressait pas grand monde, le Royaume Vermeil n’était pas nid de commérages et rumeurs en tout genres. Mais depuis le départ de la grande Reine Vermeille, l’économie du pays battait de l’aile, et la grande cité autrefois riche sombrait de plus en plus dans la délinquance, les gens évitaient de sortir le soir, on pouvait croiser à chaque coin de rue une silhouette encapuchonnée et se faire enlever n’importe où. Mais en aucun cas, je n’allais renoncer à mes promenades nocturnes à la surface pour si peu. Je passe plus de dix heures enfermée dans la mine, cette bouffée de l’air frais du soir qui s’évapore des briques d’argile ocre et qui monte jusqu’à emplir mes narines me donne l’illusion d’avoir un lien privilégié avec la cité. Avant que Vinéis ne parte, je croisais dans la rue de jeunes couples, qui se susurraient des mots imperceptibles mais que l’on devinait facilement sur leurs lèvres engourdies, des enfants qui jouaient encore à se courir après et à faire la course pour rentrer chez eux après une journée de classe. Mais depuis peu, il m’arrive de rencontrer des vieillards aux jambes frêles et aux tempes grisonnantes me conseiller de rentrer chez moi. Mais la rue, est, chez moi. En tant que noctambule du plus haut rang, il m’est parfaitement impossible d’effleurer du bout des phalanges l’idée d’abandonner définitivement la lueur de la Lune qui éclaire la grande cape de velours pailletée d’Ouranos. Il se fait tellement doux lorsqu’il ensevelit Gaïa, elle n’en n’est que plus belle.
Cette nuit-là, il régnait la même atmosphère douce et rafraîchissante qu’à l’accoutumée. Je déambulais dans les rues, toujours avec la même assurance, seulement couverte de ma cape à capuche. Je trottinais parfois, laissant flotter mes cheveux abîmés et fourchus au gré de la brise qui me caressait le visage. Plus je m’avançais dans la ville (que je connaissais par cœur), plus je prenais goût au risque. Je m’aventurais dans les ruelles sombres et les coupe-gorge humides. M’attendant, à chaque instant, au hasard d’un couloir, à croiser un regard, quelqu’un. Pour une raison qui m’échappe encore, au bout de quelques minutes, je me mis à courir, courir à en perdre haleine.De grands boulevards déserts en petites rues, je courais le plus vite possible. C’est seulement au bout de quelques minutes de course effrénée que je m’arrêtai, à bout de souffle. La paume appuyée contre le mur humide et l'autre sur mon genou fléchi, je tentais de retrouver mes forces. J'avais enfin réussi à retrouver une respiration normale, quand je vis, à l'autre bout de la rue dans laquelle je m'étais arrêtée, une silhouette sombre se profiler devant moi. Impossible de l'identifier de si loin, j'essayai de plisser les yeux, mais elle fit volte-face et disparut.
Quelque chose avait changé dans mon esprit, il me semblait que j'étais obligée de la suivre. Me redressant brusquement, je me lançai à sa poursuite. Courant le plus vite possible, je fus vite arrivée au bout de la rue, tournant la tête de chaque côté, j'aperçus ma proie s'engouffrer dans une autre rue. Notre course-poursuite dura un moment, jusqu'à ce qu'épuisés, nous nous arrêtâmes tout deux dans une ruelle étroite. Nous nous faisions face. Je pus alors mieux identifier l'objet de ma curiosité à ce moment-là, il n'était qu'à trois mètres, à peine. C'était sans doute un homme, à en juger par sa carrure et sa manière de se déplacer. Mais impossible d'en savoir plus. Il me toisait, lui aussi. Au moment où j'allais prononcer un mot (je ne savais pas encore lequel, je n'avais pas assez réfléchi), il fondit sur moi et m'attrapa par le col, me plaquant une bonne cinquantaine de centimètres au dessus du sol, contre le mur, m'arrachant à la volée quelques mèches de cheveux et ma capuche. Quand il vit mon visage, il prit un air interloqué, presque surpris. Je crois qu'il ne s'attendait pas à voir une petite fille. Son visage (qui s'était découvert dans sa course) perdit aussitôt toute son agressivité et ses traits s'adoucirent. Il était encore loin de m'observer avec tendresse et attendrissement, mais c'était déjà moins effrayant. Ce devait être un homme d'une trentaine d'année, tout au plus. Il avait le crâne rasé et un énorme cicatrice qui fissurait de part en part le cuir de sa peau et traversait son œil, pourtant intact.
Il me reposa lentement à terre et me dit alors:
-Eh bien, ma grande, il ne faut pas sortir comme ça le soir, c'est dangereux. Il enchaina tout de suite avant de me laisser le temps de répondre. Les petites filles de ton âge... Quel âge as-tu, au fait?
-Heuu, j'ai huit ans, dis-je avec incrédulité.
-Les petites filles de huit ans n'ont rien à faire dans la rue à cette heure-ci, reprit-il, je vais te raccompagner chez toi.
-Mais attendez...
Il me prit par le poignet et m'entraina avec lui. Nous marchâmes dans un silence étrange qui hurlait la gêne et l'embarras. Après un bon quart d'heure de marche, nous apercevions enfin la porte en bois délabrée de la mine. C'est là que je me rendis compte de mon erreur, et ça n'allait pas être la dernière que j'allais commettre.
-Monsieur, comment savez-vous que j'habite ici?
-Et bien, dit-il d'une voix fausse, tu... Tu... Tu n'es pas très richement habillée, disons, j'ai cru comprendre que tu n'étais pas forcément issue d'un milieu aisé, je me trompe?
-Arrêtez-vous là et dites-moi la vérité, qui êtes-vous? dis-je d'un ton plus téméraire que je ne le voulais.
A cet instant précis, ses traits se durcirent et il me saisit les épaules, me plaquant à nouveau contre un mur de la rue dans laquelle nous nous trouvions.
-Écoute-moi bien, petite impertinente, mon plan a fonctionné à merveille jusqu'à maintenant, alors tu ne vas pas tout gâcher en fouinant dans mes affaires personnelles, d'ailleurs, il est temps d'en finir.
-Attendez, de quoi voulez-vous? Il me fourra un morceau de tissu dans la gorge en guise de bâillon, qui, je le reconnais, fut efficace, je ne parvins pas à le recracher. J'essayai de me débattre en gémissant aussi fort que je le pouvais, mais mes glapissements vains n'allaient certainement pas ameuter tout le quartier. Il m'arracha ma cape avec force, par chance, j'avais gardé ma toge de mineur, sale et inconfortable, mais pour une fois, j'étais heureuse de l'avoir. C'est quand il fit luire la lame blanche d'un canif d'une taille impressionnante, que je compris qu'il était bien trop tard pour tenter de m'enfuir, surtout dans ces conditions, face à lui, je n'avais aucune chance. Il m'attrapa par les cheveux, tirant ma tête contre lui, et dans un souffle rauque me glissa:
-Maintenant, tu as le choix, soit tu me révèles qui a donné l'ordre de tuer mon frère, ne fais pas l'innocente, je sais très bien qu'ils t'ont mise au courant, soit tu peux dire adieu à chaque parcelle de ta peau, que je me ferai un plaisir de dépecer avant de te jeter dans un bain de jus de citron bouillant.
Je n'avait aucune idée de ce qu'il entendait par là, j'avais perdu toute lucidité, le sang battait à mes tempes et ma vision se brouillait à mesure que son sourire s'élargissait. Il ôta mon bâillon de fortune dégoulinant de bave et le jeta derrière lui.
-Alors, reprit-il, tu es décidée à me révéler tous tes petits secrets ou tu préfères dire adieu à toute dignité, et peut-être, à toute forme de vie dans ton petit corps chétif? Je le sentis parcouru d'un frisson à la prononciation de ces mots et devinai qu'il avait sans doute d'autres intentions que celles qu'il avait déjà énoncées avant. Nous avons été avertis maintes fois des dangers de la rue, à la mine, et, au vu de l'appétit avec lequel ses yeux dévoraient mes jambes, il n'allait pas s'arrêter aux simples menaces proférées plus tôt. J'essayai d'articuler quelques mots mais ma gorge, plus nouée que jamais ne semblait pas partager mes convictions. Si je ne pouvais pas parler, j'étais perdue.
-Ah... Ah...
-Ah? Ah? Alors? Dit-il, tu as fait ton choix? Tu veux bien me dire qui c'était?
-Sais... Pas... Dis-je d'une voix blanche, étouffée entre deux sanglots. Mon visage était à présent couvert de larmes et mes paupières brûlées ne pouvaient plus supporter tout ce poids. Je décidai enfin de les fermer, m'abandonnant à mon sort. Je n'avais plus qu'à attendre la mort, elle était là, elle me tendait la main, je n'avais qu'à la saisir et tout serait enfin fini. Je ne voyais plus rien, n'entendait plus rien. J'attendais que la Faucheuse se rapproche un peu plus. Voulant voir sa progression, je rouvris les yeux, revis mon ravisseur, mais quelque chose avait changé. Une silhouette noire se dressait derrière lui, les bras levés. C'était elle!
Elle planta sa hache avec force dans le crâne de l'inconnu et se rapprocha suffisamment de moi pour que je puisse reconnaître... Ma jumelle?
Je n'en croyais pas mes yeux, elle avait disparu de la mine depuis une semaine et avait sa tête placardée sur toutes les affiches de la ville. Ce qui rendait la traque difficile, c'est que nous étions deux à partager ce visage.
-Alors, dit-elle? Je vois que tu n'as toujours pas perdu ce goût des excursions.
J'observai le crâne ruisselant de mon assaillant gésir sur le sol. La hache n'était pas très bien enfoncée dans sa tête, mais suffisamment pour avoir entamé une bonne partie de son cerveau, je pense. Je regardai ma sœur, les yeux encore humides et lui répondit:
-Je croyais que tu étais la faucheuse.
-Enfin, répondit-elle hilare, la faucheuse a une faux, pas une hache. Tout va bien, maintenant. Je vais vraiment te raccompagner à la maison, mais ne révèle à personne que tu m'as vue, on laissera le corps ici, je reprends ma hache.
J'ai toujours affectionné les promenades nocturnes.